Novembre 2016
  PRÉSENTATION
 

Un des chantiers historiques de l’archéologie levantine

Le tell de Ras Shamra (en arabe la « colline au fenouil ») est localisé sur la côte syrienne, à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Lattaquié, à 800 mètres à l’intérieur des terres. D’une superficie actuelle d’environ 28 hectares et culminant à 30 mètres au-dessus du niveau de la mer, le site est entouré de deux cours d’eau, le Nahr ed-Delbé au sud et le Nahr Chbayyeb au nord, se rejoignant vers l’ouest pour former le Nahr el-Faydh qui se jette dans la baie de Minet el-Beida.
Si, passé le cap de Ras Ibn Hani, les falaises crayeuses et blanches de Minet el-Beida (en arabe, le « port blanc ») attirèrent de tout temps le regard des navigateurs, l’absence de vestiges antiques affleurant « retarda » la découverte du site de Ras Shamra. La Mission de Phénicie (1860-1861), conduite par l’orientaliste Ernest Renan (1823-1892), l’un des pionniers de l’archéologie levantine, explora minutieusement la région de Tartous (Tortose) et d’Arwad (Aradus) mais ne porta pas son intérêt au-delà de Lattaquié, considérée comme « la limite extrême de la Phénicie ». De même, dans son ouvrage fondateur sur la Topographie historique de la Syrie antique et médiévale (1927), René Dussaud n’indique, au voisinage d’Ibn Hani, que Minet el-Beida et le village moderne de Mqaté (carte n° IX  couvrant la région de Lattaquié au golfe d’Alexandrette). C’est ce dernier, alors conservateur des Antiquités orientales au Louvre, qui confie en 1929 à Claude F.A. Schaeffer (1898-1982), archéologue strasbourgeois, les fouilles de Ras Shamra et de Minet el-Beida, suite à la découverte fortuite d’une tombe construite de l’âge du Bronze récent à Minet el-Beida.



 

La Mission archéologique de Ras Shamra est ainsi l’une des plus anciennes fouilles extra-métropolitaines. Très vite, les recherches sur ces deux sites, menées par C. Schaeffer, avec la collaboration de son ami Georges Chenet, mirent au jour les vestiges de deux agglomérations de l’âge du Bronze récent : Ougarit, sur le tell de Ras Shamra, capitale d’un royaume levantin du même nom au IIe millénaire av. J.-C. et, à Minet el-Beida, Ma??adu, nom signifiant « le lieu d’échange », « le quai » et, par extension, « le port ». Ras Shamra est un site majeur du patrimoine syrien, accroché à l’une des anses portuaires parmi les plus favorables de la côte levantine.

C. Schaeffer dirige l’équipe jusqu’en 1969, avec une interruption du fait de la Seconde Guerre Mondiale. Les recherches sont ensuite conduites par Henri de Contenson (1970-1973), Adnan Bounni et Jacques Lagarce (1974), Jean-Claude Margueron (1975-1976), Marguerite Yon (1978-1998). En 1999, la mission devient conjointe et porte le nom de Mission archéologique syro-française de Ras Shamra – Ougarit (Direction générale des antiquités et des musées de Syrie ; Sous-direction de l’Enseignement supérieur et de la Recherche du Ministère des Affaires étrangères et du Développement international français).  Jusqu’en 2008, elle est dirigée, côté syrien, par Bassam Jamous, puis par Jamal Haydar et, côté français, par Yves Calvet, et enfin, de 2009 à aujourd’hui, par J. Haydar, puis Khozama al-Bahloul (à partir de 2014) pour la partie syrienne, et par l’auteure pour la partie française.

Les travaux à Ras Shamra ont montré que la première installation remonte au Néolithique pré-céramique (au milieu du VIIIe millénaire av. J.-C.). L’occupation s’est poursuivie jusqu’à la fin du Bronze récent, les installations villageoises des périodes néolithiques et chalcolithiques laissant la place, à partir du milieu du IIIe millénaire av. J.-C., à une installation de type urbain. `La cité est détruite vers 1180 av. J.-C., au moment où le Proche-Orient et la Méditerranée orientale connaissent d’importants bouleversements d’ordre politique, social et économique marquant la fin de l’âge du Bronze.
Après, le site de Ras Shamra ne connut plus, à partir du milieu du Ier millénaire, que des réoccupations plus modestes, à l’âge du Fer, aux époques hellénistique et romaine, et l’installation d’un cimetière à la période ottomane.

 

La ville de la dernière période d’occupation du site, à la fin du Bronze récent (fin du XIIIe siècle – début du XIIe siècle av. J.-C.), lorsqu’Ougarit est un royaume levantin aux marges de l’empire hittite, a été le sujet d’étude privilégié de la mission au cours des dernières décennies. Nous disposons aujourd’hui d’une bonne image de cette capitale méditerranéenne à la fin du IIe millénaire avant notre ère, avec des quartiers d’habitations organisées en îlots, un secteur sur l’Acropole où sont implantés les deux grands temples de la ville et une vaste zone palatiale, bien individualisée au nord-ouest, desservie par l’une des portes de la cité (la seule connue à ce jour). Avec environ un-sixième de l’agglomération dégagé depuis près de quatre-vingt dix années d’exploration, Ougarit est l’une des cités du Proche-Orient dont l’urbanisme est le mieux connu pour le Bronze récent et un site de référence pour l’étude de la civilisation urbaine et palatiale de l’âge du Bronze.

Les villes méditerranéennes sont des villes frontières où se mêlent les cultures et les hommes. Au moins dès le Bronze moyen, Ougarit avait acquis ce statut de lieu de rencontres, de zone d’échanges entre deux mondes, l’Orient et la Méditerranée. Des archives mises au jour sur le site de l’antique Mari, vaste cité implantée sur les bords de l’Euphrate syrien, décrivent les quais d’Ougarit comme l’endroit où, au XVIIIe siècle avant notre ère, Mariotes et marchands de Crète établissent un contact. Au Bronze récent, avec l’intensification des échanges, le port d’Ougarit est parmi les plus actifs du bassin oriental de la Méditerranée. Ougarit est alors un royaume syrien, prospère et marchand, un centre majeur d’échanges au temps de la civilisation mycénienne, de l’empire hittite et du Nouvel Empire égyptien. 

La capitale et ses satellites jouent le rôle de creuset culturel. La riche documentation écrite du Bronze récent final, mise au jour tout au long de l’exploration du site, confirme le caractère composite de la société ougaritique. La diversité des langues et des écritures qui y sont attestées en témoigne pour partie. En plus de la langue vernaculaire – l’ougaritique – écrite au moyen d’un système cunéiforme alphabétique créé localement (alphabet cunéiforme dextroverse de 30 lettres), d’autres langues ou dialectes et d’autres systèmes d’écriture sont connus. Les textes renseignent sur la présence de Hittites, de Chypriotes, de Levantins en provenance d’Arwad, de Byblos, de Beyrouth, de Sidon, de Tyr, d’Acre…, ainsi que d’Égyptiens, et l’onomastique permet de reconnaître à côté des Ougaritains, des personnages ayant un nom d’origine mésopotamienne, anatolienne, égyptienne ou hourrite.
Cette riche documentation écrite nous livre aussi de précieux renseignements sur la diplomatie, l’économie, la vie quotidienne, la justice, la religion… de ce royaume levantin et des joyaux de la littérature antique, légendes et poèmes mythologiques parmi lesquels les écrits du célèbre scribe Ilu/imilku.

La Mission aujourd’hui

Aujourd’hui, l’équipe syrienne continue les opérations de terrain de manière régulière (en 2014, la 74e campagne sur le terrain s’est déroulée sous la responsabilité de K. al-Bahloul). L’équipe française privilégie la politique éditoriale de la mission et le développement de programmes de numérisation et d’exploitation scientifique des archives de fouille. Les opérations scientifiques alternatives concernent pour l’essentiel les études scientifiques du matériel (architecture, objets, textes…) et s’inscrivent dans la poursuite du programme intitulé « Les caractéristiques de la ville méditerranéenne en Syrie à l’âge du Bronze », démarré en 2009 et fondé sur l’étude de la cité d’Ougarit, de son royaume et de son environnement. Étant donné la longue histoire de la mission archéologique de Ras Shamra-Ougarit, ce programme scientifique s’inscrit dans la continuité des opérations menées précédemment, afin de finaliser celles qui n’ont pas encore fait l’objet d’une publication définitive, et développe de nouvelles approches. Ces travaux portent en premier lieu sur la documentation disponible issue des fouilles récentes.
Un autre volet important porte sur les résultats de l’exploration ancienne des sites de Ras Shamra et de Minet el-Beida. Cette recherche, qui repose sur l’analyse des découvertes et sur l’exploitation scientifique des archives de fouille, constitue l’une des étapes clés en vue de l’editio princeps de la documentation encore inédite. Entrepris dès les années 1980, ce vaste « chantier » connaît des développements d’envergure. Les études répondent à deux objectifs complémentaires : publier l’ensemble de la matière inédite (avec notamment l’établissement de corpus exhaustifs), mettre en avant des thématiques qui répondent aux enjeux actuels de la recherche dans le domaine des études ougaritiques, parmi lesquelles l’étude du fait religieux à Ougarit, développer de nouvelles approches avec l’élaboration d’un atlas archéologique et épigraphique ou encore élaborer une cartographie numérique thématique…

Depuis 2011, sept volumes de la série Ras Shamra–Ougarit (RSO XVIII à XXIII) éditée par la mission sont parus (trois monographies, et quatre ouvrages collectifs regroupant quatre-vingt deux contributions avec la collaboration de soixante-dix auteurs).

En raison de la longue histoire de la mission, les archives liées à ses activités constituent une masse documentaire très riche. Ce sont plusieurs dizaines de milliers de documents, de natures et de statuts très variés. La majorité de ces archives est conservée dans des institutions publiques, en Syrie (Direction générale des Antiquités et des Musées de Syrie) et en France (Collège de France, Musée du Louvre, Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, Mission de Ras Shamra, dans les locaux de l’Université Lyon 2, Maison de l’Orient et de la Méditerranée).
Au-delà des publications scientifiques, la valorisation de ces fonds d’archives, dont la valeur patrimoniale est augmentée dans le contexte actuel, passe aussi par leur numérisation. Ainsi, dans le cadre de l’appel d’offre « Appui à la numérisation des archives des missions archéologiques françaises en Syrie » lancé par le Ministère des Affaires étrangères et du Développement international fin 2015, la Mission conduit actuellement une importante opération de numérisation des archives des années 1978-2010. Ce travail a pour vocation la préservation et la diffusion de cette riche documentation, mais aussi de participer aux actions de formation, indispensables pour l’avenir de nos disciplines.
La valorisation a également pour but la diffusion après du grand public de nos connaissances sur Ougarit, des perspectives de la recherche, et aussi, au travers des archives d’une mission dont l’histoire se compte en décennies, d’une « mémoire » de la recherche archéologique au Proche-Orient. C’est dans cette perspective que la Mission de Ras Shamra a coorganisé l’exposition « Ougarit, entre Orient et occident » en présentant ses travaux dans le volet intitulé « La mission d’Ougarit et son héritage » (Collège de France, 15-23 septembre 2016).

Quelques références bibliographiques récentes

. Valérie Matoïan, « La mission de Ras Shamra – Ougarit aujourd’hui », Les Nouvelles de l’archéologie, no 144, juin 2016, p. 38-42
. Valérie Matoïan, sous presse, « Patrimoine et archives : la mission archéologique de Ras Shamra – Ougarit (Syrie) », Patrimoines 12 (décembre 2016).
. Valérie Matoïan (dir.), à paraître,  Archéologie, patrimoine et archives, Les fouilles anciennes à Ras Shamra et à Minet el-Beida I,  Ras Shamra – Ougarit XXV, Éditions Peeters, Leuven.
. Valérie Matoïan, Khozama Al-Bahloul (K.), 2016, « 66. Ras Shamra / Ugarit (Lattakia) », in J. Kanjou et A. Tsuneki (eds.), A History of Syria in One Hundred Sites, Archeopress Archaeology, Oxford, p. 282-286.
. Valérie Matoïan, Thomas Römer (dir.), 2016, catalogue d’exposition : Ougarit, entre Orient et Occident, Collège de France – Mission archéologique syro-française de Ras Shamra – Ougarit (Paris, 15-23 septembre 2016), 120 p.

Principaux financements, partenariats et collaborations 2015-2016

Ministère des Affaires étrangères et du Développement international
Sénat
FR 3747 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux (MOM)
UMR 5133 – Archéorient, Université Lyon 2 – CNRS
UMR 171 – Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, CNRS, Paris
Collège de France
Musée du Louvre, Département des Antiquités orientales
Ministère de la Culture et de la Communication
Direction Générale des Antiquités et des Musées de Syrie
Institut Français du Proche-Orient
Shelby White and Leon Levy Program for Archaological Publications